Saturday, June 21, 2008

The island



Je suis un citoyen lambda, mouton parmi les moutons de ce monde surpeuplé de moutons, où chacun est comme son voisin, à une ou deux touffes de laine près. Je mange, bois, travaille, procrée, ris, pleure, gueule, me tais, aime, hais, souffre, exulte, apprends, me trompe, grandis, mûris, vieillis, avance inexorablement vers la fin… comme tout le monde. Les buts de ma vie, comme ceux de l’écrasante majorité des gens que je connais, sont écrits à l’avance, gravés dans la roche solide du déterminisme social. Quels que soient les chemins détournés que j’aie pris ou soit en train de prendre pour y arriver, j’y arriverai. Boulot, maison, famille, factures, vacances, études des enfants, crise de la quarantaine, instabilité conjugale, départ des enfants du cocon, retraite, petits enfants, vieillesse, sagesse, cultiver mon jardin… c’est mon destin, comme c’est celui de tous ceux qui me ressemblent. On est tous le même, seuls les prénoms changent, et malgré cela, nous cherchons tous ce petit quelque chose qui nous rend uniques, qui nous différencie de la masse, ce qui fait de nous qui nous sommes en tant qu’individus et non seulement des rouages de la grande machine qu’est l’Humanité. On passe notre vie à se rebeller, à lutter contre l’uniformité, et ce combat même, du fait qu’il nous soit commun, est une preuve de plus de celle-ci, si besoin était. CQFD.
Ma singularité, mon unicité (j’adore employer des mots barbares !), mon caractère, ce qui fait que je suis Ricardo Glenn Rosário Baptista et pas un autre, c’est, outre mon histoire et vécu personnels, mon île. Nous en avons tous une, où nous nous retrouvons seuls face à nous-mêmes, à nos peurs, fantasmes, à nos contradictions, à nos forces et faiblesses. Nous n’avons pas tous le même degré de conscience par rapport à l’existence de cette île, certains la cultivent, d’autres la subissent, d’autres encore l’occultent, et certains (ça doit bien exister) n’en ont pas.
L’insularité n’est pas une image prise au hasard : l’imaginaire collectif attribue à l’île un côté dépaysant, loin du monde, isolé, loin de nos vies moroses. On y fantasme l’existence de trésors, de secrets, le chemin y menant est souvent semé d’embûches, de monstres, de tempêtes, on y échoue plus souvent par hasard que par notre propre volonté. Robinson Crusoé et le mythe de l’île déserte, paradisiaque, dans laquelle on mène une vie certes dure, mais dépouillée, sans chichis, saine, confrontés à nos réels besoins seulement, ça vous dit quelque chose ? Eh bah ça tape en plein dans le mille!

Je vais vous parler de mon île. Dans mon île, je suis seul. Seul maître à bord. Le climat n’y est pas toujours idyllique. Bien que rarement orageux (mais quand ça l’est, ça l’est !), il n’est pas non plus ensoleillé à longueur d’année. Il est lourd, chaud, des nuages chargés d’électricité lui confèrent une atmosphère particulière, excitante souvent, effrayante parfois. C’est un peu le climat de l’Afrique du Sud pendant la saison des orages… Les coups de tonnerre retentissent avec d’autant plus de fracas qu’ils sont inespérés, tant le ciel peut être trompeur et sembler dégagé alors qu’il est on ne peut plus chargé ; la foudre dessine des centaines de traits lumineux dans le ciel noir, la nuit. Quand le soleil y brille, le ciel n’est jamais totalement dégagé, mais le bleu est d’une grande intensité, d’une luminosité à faire mal aux yeux. La végétation est en grande majorité composée de livres, de tous les coins du monde, un melting pot passionnant allant de Kundera à Rimbaud, avec cependant trois grandes dominantes pour ce qui est de l’origine des espèces : Angola, Portugal et France. Les avenues sont jalonnées d’allées de palmiers balzaciens de part et d’autre, hauts de dizaines de mètres. Au début du printemps, des jacarandas parfumés inondent le sol de fleurs de poésie de Luís de Camões et Fernando Pessoa ; dans les côtes, sur les plages sauvages, des cocotiers majestueux vous tendent leurs feuilles recouvertes des chefs d’œuvre de Pepetela, des récits irrévérents et poétiques de Manuel Rui, remplis de cette langue « parlée » si caractéristique de la littérature angolaise, des rues de Luanda… Des buissons d’aphorismes « OscarWildiens », tels des roses, aussi odorants qu’épineux, se dressent sur chaque balcon, tombent en cascades des pots de fleurs, qui viennent rajouter des touches de rouge passion sur des façades coloniales aux couleurs pastel.
L’architecture - oui, bien que j’y sois seul, il y a bien une ville. Je suis un citadin respectueux de la nature, mais je ne saurais vivre dans une cabane en rondin, même dans mon île imaginaire. Puis c’est la mienne, je fais ce que je veux ! L’architecture, donc, y est un mélange de colonial latin et d’haussmannien. Il n’y a pas de gratte ciel, de cathédrale, de monument de quelque sorte que ce soit. Tout y est à échelle humaine. Il y a des salles de concert, des cinémas qui passent beaucoup de films d’Hitchcock et une salle qui passe Citizen Kane et Pulp Fiction 24h/ 24. Les rues sont larges, les points de vue ménagés de telle sorte que de tous les points de la ville on voit la mer. Le sol est naturellement riche en musique, on en trouve de toutes sortes : soul, hip hop, rock, r & b, même électro (un daft punk ou un modjo par ci par là). Il y a des régions riches en diamants, avec des pépites d’une valeur inestimable (Outkast, Jimi Hendrix, Lauryn Hill, Talib Kweli, Common, Anthony Hamilton entre autres).

J’y accède en prenant le bateau de la solitude, et une fois sur place, je suis nu, vulnérable et surpuissant à la fois, puisque livré à moi-même mais protégé par les vastes étendues d’eau qui m’entourent, une mer au brouillard permanent et si épais qu’il faut connaître le chemin pour arriver à bon port. Je vais dans mon île pour échapper à un monde que je ne comprends pas à force de trop l’avoir compris, pour donner libre cours à des sentiments qui, exprimés à cœur ouvert et sans la protection de l’ironie et du sarcasme, me rendraient fragile aux yeux des autres. J’y vais pour échapper à l’enfer tel que Sartre le définit dans Huis Clos, à savoir le reste de l’humanité ; j’y vais pour ne plus ressentir la pression du regard d’autrui, du jugement d’autrui. Et pourtant, quand j’y suis, je n’essaye pas d’occulter mes défauts : je les triture, analyse, décortique, travaille dessus. Du moins j’essaye…
Le plus gros de l’activité sur mon île se passe la nuit, tard dans la nuit, jusqu’au petit matin. Ça fait depuis un moment, depuis mes années d’étude en archi, que la nuit est mon horaire de bouillonnement, de fébrilité. Mon île est le lieu ultime d’introspection, de réflexion, de création. Car non, je n’y vais pas que pour me prendre la tête et essayer de répondre à des questions philosophiques (qui suis-je ? où vais-je ?) : j’y vais aussi pour m’aérer, pour m’exprimer comme je ne m’en sens pas capable dès lors qu’on est susceptible de m’entendre, interpréter, juger. Donc j’y crée, avec les moyens dont je dispose. Je dessine, j’écris, puisant l’inspiration dans les ressources naturelles de mon île. Tel Ian Flemming dans son petit bungalow jamaïcain, je m’y installe pour écrire, pour rêver de ce dont je ne suis plus capable dans le monde réel, pour livrer le résultat de mes observations. Il y a moi, ma nature bien particulière, mes innombrables cahiers moleskine, un criterium 2mm et mon stylo Montblanc, mon ordinateur portable et mon iPod. La seule nourriture dont j’ai besoin pendant ces périodes d’absence, je la trouve sur place. Tout au plus, la télé, lien et reflet de cette société que je cherche à comprendre, une des inventions les plus fascinantes du XXème siècle. Elle est source d’inspiration, et la nuit il y a des programmes bien plus intéressants qu’on ne pourrait le croire.

De temps en temps, je reçois la visite de mon ami Filipe, dont l’île ressemble un peu à la mienne, et se trouve à proximité. Quand il vient, on discute philosophie, musique, sport, politique, mais aussi sentiments. On parle de nos états d’âmes, de nos déceptions, de nos aspirations, de nos rapports difficiles avec les autres (femmes, parents, amis) et avec nous-mêmes. Filipe est mon alter ego, on se ressemble beaucoup, dans nos délires mais aussi dans nos interrogations, dans nos visions de la vie. C’est mon voisin le plus proche, il est le bienvenu dans mon chez moi à toute heure du jour et de la nuit.

J’ai écrit chaque article de mon blog depuis mon île. Elle n’est pas paradisiaque, elle expose tout ce que je suis, tout ce que je fais sous une lumière crue, impitoyable. La description que je viens de vous en faire n’équivaut pas le moins du monde à un voyage. C’est plutôt une brochure, avec tout ce que cela implique en termes de marketing. Je ne cherche pourtant pas à vous la vendre, mais à vous la faire découvrir ; je ne prétends pas qu’elle est parfaite, je dis juste qu’elle est là. Le but n’est pas de vous faire y accéder, mais de vous amener à vous demander ce qu’il en est de la vôtre, si vous en avez une. C’est, à mon sens, un voyage bien plus intéressant et nécessaire que de découvrir celle de quelqu’un d’autre. Dans un premier temps. Se connaître soi même dans la mesure du possible, c’est le meilleur moyen de se donner à connaître aux autres.

« Les mêmes forteresses que nous construisons pour nous protéger des autres nous en isolent. Il est plus aisé de construire des murs, même très hauts, que des ponts, même très courts ; car ceux-ci demandent une connaissance de l’autre rive. »

Ricardo Baptista

1 comment:

Anonymous said...

J'ai beacoup aimé ce texte.Et c'est vrai que notre île peut être trés effrayente mais trés attirante.Et je suis d'accord avec toi c'est un sacré lieu de bopulot sur nous mêmes sor nos perceptions.