Thursday, June 19, 2008

“L’amour”

“L’amour”


De la nature, Lucréce,



Voilà pour nous Vénus, voilà ce qu’on nomme l’amour,
Voilà cette douceur qu’en nos cœurs goutte à goutte
Vénus a distillée, puis vient le froid souci :
Que l’aimé soit absent, ses images pourtant
Sont présentes, son nom hante et charme l’oreille.
Mais il convient de fuir sans cesse les images,
De repousser ce qui peut nourrir notre amour,
De tourner ailleurs notre esprit et de jeter
En toute autre personne le liquide amassé,
Au lieu de le garder, au même amour voué,
Et de nous assurer la peine et la souffrance.
À le nourrir, l’abcès se ravive et s’incruste,
De jour en jour croît la fureur, le mal s’aggrave
Si de nouvelles plaies n’effacent la première,
Si tu ne viens confier au cours d’autres voyages
Le soin des plaies vives à la Vénus volage
Et ne transmets ailleurs les émois de ton cœur.

Fuir l’amour n’est point se priver des joies de Vénus
C’est au contraire en jouir sans payer de rançon.
Oui !la volupté est plus pure aux hommes sensés
Qu’à ces malheureux dont l’ardeur amoureuse
Erre et flotte indécise à l’instant de posséder,
Les yeux, les mains ne sachant de quoi d’abord jouir.
Leur proie, ils l’étreignent à lui faire mal,
Morsures et baisers lui abîment les lèvres.
Impure leur volupté cache des aiguillons
Les incitant à blesser l’objet, quel qu’il soit,
D’où surgissent ces semences de leur fureur.
Mais, légère, vénus, à l’instant de l’amour,
Vient briser la peine, tandis que la volupté mêlant ses caresses refrène les morsures.
De là vient l’espoir que l’origine de cette ardeur,
Le corps qui l’alluma, puisse en éteindre le brasier.
Mais la nature proteste qu’il advient le contraire,
Et c’est bien le seul cas où plus nous possédons,
Plus notre cœur brûle d’un funeste désir.
Nourriture et boisson absorbées par le corps
Peuvent y occuper certaines parties.
Ainsi se comble aisément le désir d’eau et de pain.
Mais d’un beau visage et d’un teint frais, rien ne pénètre
Pour réjouir le corps, hormis des simulacres
Ténus, espoirs souvent emportés par le vent, pauvrets !
Vois l’homme que la soif en son rêve dévore :
Pour éteindre ce feu, aucune eau n’est donnée,
Mais il recourt à des images, s’acharne en vain,
Mourant de soif au fond du torrent où il boit.
Tels amants, jouets des images de Vénus :
Leurs yeux ne pouvant se rassasier d’admirer,
Leurs mains rien arracher aux membres délicats,
Ils errent incertains sur le corps tout entier.
Unis enfin, ils goûtent à la fleur de la vie,
Leurs corps pressentent la joie, et déjà c’est l’instant
Où Vénus ensemence le champ de la femme.
Cupides, leurs corps se fichent, ils joignent leurs salives,
Bouche contre bouche s’entre-pressent des dents, s’aspirent,
En vain : ils ne peuvent rien arracher ici
Ni pénétrer, entièrement dans l’autre corps passer.
Par moments on dirait que c’est le but de leur combat
Tant ils collent avidement aux attaches de Vénus
Et, leurs membres tremblant de volupté, se liquéfient.
Enfin jaillit le désir concentré en leurs nerfs,
Leur violente ardeur s’apaise un court instant,
Puis un nouvel accès de rage et de fureur les prend
Tandis qu’ils se demandent ce qu’ils désirent atteindre
Et ne trouvent aucun moyen de terrasser leur mal,
Tant les ronge incertains une blessure aveugle.
Ajoute qu’ils se demandent ce qu’ils désirent atteindre
Que leurs biens vont en fumée, en tapis de Babylone,
Leurs devoirs languissent, leur renommée chancelle.
À leurs pieds parfumés rient des merveilles, de Sycione bien sûr !de grosses émeraudes dans l’or serties
Jettent des feux verdâtres et leur vêtement de pourpre
S’use à toujours boire la sueur de Vénus.
L’honnête patrimoine devient bandeaux et mitres,
Se change en robes, tissus d’Élide ou de Céos,
Festins plantureux, tables richement parées, jeux,
Coupes abondantes, parfums, couronnes et guirlandes.
En vain ! Surgissant de la source des plaisirs,
Parmi les fleurs mêmes, une amertume les point :
Tantôt leur conscience éprouve le remords
D’une vie paresseuse et perdue en débauches,
Tantôt une parole ambigüe lancée par la belle
S’enfonce en leur cœur passionné, vivante brûlure,
Une œillade encore, un regard vers un autre,
La trace d’un sourire.

Voilà quels maux on trouve dans un amour juste et comblé.
(thanx Ph)

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